Le nazi parle contre lui-même: ironie et fiabilité

Perpetror's perspective in Holocaust representation

Le 11 janvier 2016, à l’intention de l’équipe artistique de la production De welwillenden, Luc Rasson professeur de littérature française à l’Université d’Anvers, a commenté le livre Les bienveillantes de Jonathan Littell sur lequel est basé le spectacle.

Le nazi parle contre lui-même: ironie et fiabilité

Les Bienveillantes suscite des émotions extrêmes. Rares sont les romans qui ont le pouvoir d’introduire un tel clivage au sein de la communauté des lecteurs, rares sont les romans qui voient la publication, presque sur le champ, de pamphlets virulents, parfois écrits à la hâte, stigmatisant non seulement le roman et son auteur mais aussi le lecteur qui aurait manifesté son appréciation. D’où vient cette aura émotionnelle qui entoure le roman de Jonathan Littell ? Il provient, avant tout, du double scandale qui le fonde : Les Bienveillantes traite pour une large part du génocide des juifs et on connaît les réticences de certains anciens déportés et écrivains à l’égard de la récupération littéraire d’une expérience censée être intransmissible. L’autre pierre d’achoppement de nombreux lecteurs concerne la perspective choisie : Les Bienveillantes est un récit à la première personne raconté par l’ancien SS  fictif Max Aue qui fut un rouage dans l’organisation du génocide. A l’instar de La mort est mon métier, le roman de Littell raconte le génocide du point de vue de ceux qui le mirent en place. Voilà ce qui constitue « la force de frappe » du roman[1], d’autant plus que cette voix narrative disposerait d’un monopole discursif absolu : « le problème », signale Florent Le Bot, « n’est pas de donner la parole à un bourreau, mais de ne l’offrir qu’à celui-ci »[2].

Cependant, le roman, c’est bien connu, est un objet qui se dérobe volontiers. Il paraît que la littérature n’aime pas l’univocité. Tout – bon – roman qui s’empare d’un événement historique est censé en proposer une image plurielle, nuancée, voire indéterminée. Mais comment lire un roman rédigé par un écrivain né après la guerre, donnant la parole à un ancien SS et rendant compte dans le détail de l’organisation de la Shoah ? Il faudra, pour commencer, prendre acte du fait que la communication littéraire, dans le cas présent, se fait à deux niveaux : un narrateur s’adresse à un narrataire en même temps que l’auteur s’adresse à un public empirique. Ces deux niveaux, ensuite, se croisent, car le lecteur prend connaissance de ce que raconte le narrateur tout en captant la voix implicite de l’auteur et dès lors la tension que le récit instaure entre auteur et narrateur. Il importe donc, contre les interprétations hâtives de certains critiques faisant fi de tout distinguo narratologique élémentaire, d’ancrer toute lecture des Bienveillantes dans la prise en compte détaillée des données formelles du roman.

Ce n’est que par une telle démarche formelle qu’une véritable interprétation éthique du roman devient possible, qui permettra de dépasser la réaction émotionnelle. Car une véritable prise de position morale ne consiste pas à s’indigner du fait qu’un nazi prend la parole ou de vitupérer le projet de représenter le génocide – ce qui mène nécessairement à des lectures erronées transformant Les Bienveillantes en « roman à thèse ». Une lecture éthique du roman exige la prise en considération des facteurs suivants : le comportement des personnages dans le récit, le rapport du narrateur aux événements qu’il raconte, et enfin le rapport de l’auteur implicite aux paroles du narrateur. Voilà les trois paramètres qui permettront de se prononcer sur la fiabilité du narrateur – concept central dans l’évaluation de la prise de parole du nazi.

Un nazi en nuances ?

Max Aue est un nazi. Voilà qui ne fait aucun doute. Certes, c’est un national-socialiste peu idéologique : il ne tend guère à rationaliser ou à légitimer son adhésion. Il lui arrive toutefois de tenir des discours univoques : ainsi, lorsqu’il fonde la notion de justice sur la force,  parce que « chaque peuple définit sa vérité et sa justice »[3], il est clair qu’il assume une des prémisses de la Weltanschauung national-socialiste. De même, face aux conceptions sceptiques du lieutenant Voss – j’y reviendrai – le narrateur se fait le porte-parole de la vision raciale la plus répugnante : il oppose au linguiste qu’il existe des « groupes racialement inférieurs, dont les juifs » présentant des caractéristiques qui les prédisposent « à la corruption bolcheviste, au vol, au meurtre » (p. 435). Que Max Aue, fort de telles conceptions, accepte de descendre dans la fosse de Babi Yar pour y aider à achever les blessés ne doit donc pas surprendre.

Cela étant dit, Max Aue est aussi ce personnage qui prétend ne pas adhérer aveuglément à l’idéologie nazie : au sein du Einsatzgruppe, il fait « figure d’intellectuel un peu compliqué » (p. 344) qui se tient à l’écart et qui se targue d’avoir des réflexes critiques. Dès la toute première « Aktion », le narrateur, s’opposant à la méthode mise en œuvre pour rassembler les juifs, affirme : « nous n’étions pas des automates, il importait non seulement d’obéir aux ordres, mais d’y adhérer ; or, j’avais des doutes, et cela me troublait » (p. 69). Cet officier SS revendiquant « une certaine honnêteté intellectuelle » (p. 464) va jusqu’à mettre en question la notion d’obéissance aveugle, notion dont on connaît le succès auprès de nombre de nazis impénitents, tels Rudolf Höss ou Franz Stangl, commandants respectifs d’Auschwitz et de Treblinka : « il était quand-même vital de comprendre en soi-même la nécessité des ordres du Führer : si l’on s’y pliait par simple esprit prussien d’obéissance, par esprit de Knecht, sans les comprendre et sans les accepter, […], alors on n’était qu’un veau, un esclave et pas un homme » (p. 153-154). Voici donc la figure insolite d’un officier nazi postulant la nécessité de la pensée critique autonome, au sein, il est vrai, d’un régime totalitaire dont il ne conteste jamais le bien-fondé : les réserves qu’il exprime concernent en général les méthodes mises en œuvre, jamais l’objectif du génocide – sauf une fois, tôt dans le roman, lorsqu’il affirme que « [l]e meurtre des juifs, au fond, ne sert à rien » (p. 209). Et lorsque se décide le sort des Bergjuden, le narrateur adopte une position allant à l’encontre de l’organisation dont il fait partie, contribuant ainsi à sauver du massacre un grand nombre de gens.

Aussi Max Aue n’a-t-il rien à voir avec, mettons, un Rudolf Lang, le protagoniste psychorigide de La mort est mon métier qui se définit entièrement par l’obéissance aveugle à des figures d’autorité. Le narrateur des Bienveillantes ne correspond ni au stéréotype littéraire (et cinématographique) du nazi, ni à son idéaltype, tel qu’il a été fixé par Adorno et Horkheimer dans leur étude sur la personnalité autoritaire : on ne peut pas dire, par exemple, que le narrateur des Bienveillantes adhère de façon inflexible à des valeurs conventionnelles, qu’il se soumette à des figures d’autorité, qu’il refuse l’introspection et la réflexion ou encore qu’il ait une tendance à la superstition et à la stéréotypie[4]. L’ethos manifesté par Max Aue peut donc être interprété comme une tentative de tordre le cou au stéréotype du nazi en littérature, ce qui peut expliquer la réaction horrifiée de certains critiques indignés qu’on puisse ainsi humaniser le personnage du SS. Certes, ce nazi ambivalent, tout en nuances, pose une véritable question au lecteur, car quelle attitude (éthique) adopter face à cet intellectuel se disant critique au sein d’un système totalitaire et jouant un rôle actif dans l’extermination des populations civiles? Aussi ne saurait-on se limiter à une évaluation de l’ethos du narrateur : il faut à présent soumettre à une analyse poussée les modalités de l’énonciation scandaleuse des Bienveillantes.

Délégitimations

Commençons par une question en apparence oiseuse : est-il vrai que le roman accorde le monopole du discours à un ancien SS ? La réponse doit être affirmative si l’on s’en tient à une approche narratologique superficielle : il est indéniable que Max Aue, de la première à la dernière page, raconte à la première personne son parcours d’officier SS dans la Deuxième Guerre mondiale. Certes, il lui arrive de déléguer la parole à d’autres personnages tels Himmler, Ohlendorf, Partenau, Una, etc., mais la voix narrative dominante est celle du protagoniste. Est-ce à dire que la signification de ce long récit à la première personne peut s’inférer directement du statut de celui qui le raconte ? Avons-nous affaire ici à un discours de propagande nazie, étant donné que celui qui le tient est un (ancien) national-socialiste ? Certains critiques, on l’a vu, n’hésitent pas à l’affirmer et estiment, dès lors, que la seule attitude éthique à l’égard du roman est celui du rejet, c’est-à-dire de la censure ou de l’autocensure. Une telle interprétation, toutefois, est irrecevable dans la mesure où elle fait abstraction d’un phénomène textuel récurrent dans Les Bienveillantes, à savoir la délégitimation qui s’attache au discours des nazis mis en scène.

Trois exemples, choisis au hasard – il va de soi que cette dimension de l’énonciation demanderait une étude exhaustive. On peut, à première vue, être scandalisé par le fait que Littell accorde une place importante aux discussions concernant le sort des Bergjuden – cette population du Caucase dont le degré de judaïté n’est pas nettement établi. Le lecteur se voit en effet projeté, par le récit qu’en fait Aue, dans ce qu’on pourrait appeler la cuisine interne des hauts dignitaires nazis, Wehrmacht et SS réunis. Projection délicate, car de l’issue des discussions dépend le sort d’une population entière. Nous voici au cœur des processus de prise de décision des assassins. Cependant, à bien lire, force est de constater que le projet d’extermination repose sur des bases bien peu solides : personne, parmi ces militaires et « scientifiques », n’est en mesure de proposer un critère univoque qui permettrait de circonscrire une identité juive. Or, comment décider de l’extermination d’un groupe humain si l’on ne parvient pas à se mettre d’accord sur sa définition ? La « commission scientifique » qui s’occupe de la question ne peut que conclure à sa propre incompétence et finit par s’en remettre à la spécialiste venue de Berlin, le Dr. Weseloh, qui n’a pas besoin de son savoir « racial » pour conclure à la judaïté de telle ethnie caucasienne. Il lui suffit d’actualiser les stéréotypes antisémites les plus éculés : « De toute manière […] leur caractère juif crève les yeux. Leurs manières sont insinuantes, et ils ont même essayé de nous corrompre » (p. 463). On ne saurait proposer une vision plus acerbe du délire antisémite nazi : les responsables des Einsatzgruppen chargés de l’extermination des juifs sur le territoire qui leur incombe ne sont pas en mesure de fonder la pertinence de leur propre point de vue, et il faudrait être un lecteur bien désinvolte pour ne pas s’en apercevoir.

Un autre exemple, toujours dans le contexte des massacres de juifs sur le territoire de l’Union Soviétique. Max Aue rend visite au Dr. Korherr, le statisticien chargé de contrôler les chiffres exacts du nombre de juifs exterminés. Ici encore, la réaction première – et compréhensible – qui consisterait à se draper dans l’indignation n’est pas de mise, dans la mesure où le compte rendu de l’entretien est tout entier empreint d’une ironie involontaire qui subvertit la place d’où parlent les interlocuteurs nazis. Le ton est mis d’entrée de jeu, lorsque Korherr s’exclame, à propos des victimes du Kommando Blobel : « Ah oui, Blobel. Beau score » (p. 660) – comme s’il s’agissait d’une rencontre sportive. La dimension hallucinante de cette conversation ressort du fait que ce fonctionnaire, à force de manier des chiffres, ne semble pas se rendre compte de la réalité que recouvrent ces statistiques : son seul souci est de s’assurer qu’ils n’ont pas été gonflés. Par le personnage de Korherr, on nous montre comment l’horreur la plus totale peut être rationalisée et aseptisée par un discours bureaucratique – Robert Merle avait déjà désigné le même phénomène dans La mort est mon métier. Lorsque le personnage affirme : « Même une déviation de 10% affecterait à peine les résultats d’ensemble » (p. 663), c’est toujours du massacre de femmes, d’hommes, d’enfants qu’il parle. Bref, ici encore, le simple fait de cette prise de parole suffit à la condamner : tout lecteur sensé comprendra que ce n’est pas à la banalisation du nazisme que nous assistons ici, mais au contraire à sa dénonciation par la bouche même de ceux qui le mettent en œuvre.

Troisième exemple, très ponctuel, mais intéressant par la stature historique du personnage qu’il met en scène. Max Aue est reçu par Heinrich Himmler lui-même, qui a décidé de faire de lui son délégué personnel pour l’organisation du travail dans les camps (p. 768-773). Le chef de la SS signale en passant qu’il avait songé à quelqu’un d’autre pour ce poste, le Sturmbannführer Gerlach : « Malheureusement il a été tué il y a un mois. A Hambourg lors d’un bombardement anglais ». Le constat, en ce point, s’inscrit tout à fait dans la situation historique des dernières années de la guerre. La suite, en revanche, détonne : « Il ne s’est pas mis à l’abri à temps et il a reçu un pot de fleurs sur la tête. Des bégonias, je crois. Ou des tulipes. Il est mort sur le coup » (p. 771). Que l’artisan de l’extermination des juifs se demande quelles sont les fleurs qui ont tué son collaborateur, relève, on en conviendra, d’une ironie manifeste qui ne contribue pas à valoriser sa prise de parole. Ironie soulignée encore par la suite dans laquelle Himmler s’indigne du fait que les alliés s’attaquent, sans discrimination, aux populations civiles…

Tout se passe donc comme si le discours des nazis était rongé de l’intérieur, les personnages parlant, à leur insu, contre eux-mêmes. Comment rendre compte de ce phénomène ? On ne peut le faire qu’en postulant la présence, dans le roman, d’une instance qui n’est pas le narrateur et que, dans les analyses narratologiques proposées depuis Wayne Booth, l’on appelle l’auteur implicite. Instance qui n’est pas une voix au sens propre, mais un ensemble de normes qui imprègne le récit à tous les niveaux et qui forme un contrepoint aux discours reproduits. Or, c’est très exactement dans la mesure où les valeurs des national-socialistes mis en scène ne correspondent pas à celles de l’auteur implicite, que leur prise de parole doit être considérée comme non-fiable : Les Bienveillantes, dès lors, ne saurait être un « roman à thèse » qui aurait comme objectif de réhabiliter le nazisme. Au contraire, ce roman est une entreprise puissante de dénonciation de la théorie et de la pratique national-socialistes : l’ironie qui empreint l’ensemble du roman « rend le texte extrêmement moral »[5].

Contre-discours

Les nazis ont la parole, certes, mais ils parlent contre eux-mêmes. Lire Les Bienveillantes est un exercice d’interprétation qui consiste à évaluer la mesure dans laquelle le monopole du discours n’exclut pas l’affleurement d’effets ironiques qui introduisent d’autres perspectives, voire mêmes d’autres paroles. En effet – et c’est une chose qui échappe à l’attention des critiques indignés – le roman contient des discours qui sont de résistance au national-socialisme, et qui l’assument.

Ainsi, parmi d’autres, le juif distingué et cultivé qui n’hésite pas à lancer à la face du narrateur: « J’espère que vous serez incapable de regarder vos enfants sans voir les nôtres que vous avez assassinés » (p. 353), sortie qui laisse Max Aue sans voix. Ainsi la mère du narrateur qui l’interpelle à propos du sort réservé aux juifs et qui lui lance : « Vous êtes complètement fous »  (p. 750). Ainsi encore la discussion entre le narrateur et sa sœur où le premier s’indigne – à la suite de Himmler – des victimes civiles causées par les bombardements alliés et pendant laquelle Una ne manque pas de lui rappeler: « Vous aussi, vous avez tué des enfants » (p. 694).

Le contre-discours le plus efficace est sans nul doute celui du lieutenant Voss, le linguiste portant l’uniforme allemand, mais dont les conceptions scientifiques le situent politiquement à l’opposé du parti national-socialiste. Ainsi il commence par mettre en cause le concept d’origine – concept qui, inutile de le souligner, est la pierre angulaire de l’édifice idéologique nazi. Or, affirme Voss : « Tout le monde a une origine, la plupart du temps rêvée » (p. 433). L’origine d’un peuple ne peut pas être désignée de façon univoque: elle se perd dans la nuit des temps et elle a fait l’objet de mélanges incessants. Mais le nazi atypique ne s’arrête pas là, car à partir de cette critique de la notion d’origine, il va jusqu’à s’attaquer à la doctrine raciale qui constitue le cœur de l’entreprise nazie. Le concept de race, lance-t-il à la face de Aue est « un concept scientifiquement indéfinissable et donc sans valeur théorique » (p. 435). C’est, je le rappelle, un nazi qui parle – ou du moins un officier de la Wehrmacht – et qui n’hésite pas à taxer les « anthropologues raciaux » au service du régime de « fumistes » (p. 435). Voss explicite ainsi ce qui ressortait de la discussion sur les Bergjuden: il est impossible de tracer une frontière entre les races, ni de les définir biologiquement. Personne n’est capable de distinguer un crâne allemand d’un crâne juif. Aussi la conclusion s’impose-t-elle, pour Voss comme pour le lecteur : « si c’est des critères comme les leurs [des anthropologues raciaux] qui vous servent à décider de la vie et de la mort des gens, vous feriez mieux d’aller tirer au hasard dans la foule, le résultat serait le même » (p. 439). Thèse « provocante », comme le signale Aue, et qui a le pouvoir d’ébranler ses certitudes: il commence en effet à mettre en doute la prééminence du facteur du « sang » pour privilégier l’importance des facteurs culturels et sociaux, même si, au bout du compte, il confirme ses convictions nazies, en les reformulant en termes de foi[6].

Cela dit, peu après avoir énoncé sa critique sévère de la pensée raciale, Voss disparaît du roman, blessé par des montagnards dans une histoire de femme. Sur son lit de mort, le linguiste continue à parler, ou plutôt, à produire des « sons articulés mais incompréhensibles ». Lui qui possédait au plus haut point le talent intellectuel qui consiste à déconstruire des systèmes de pensée monolithiques, le voilà condamné au non-sens, au « babillage d’enfant » (p. 457), à des « sons de bête » (p. 458), bref à « une langue privée et mystérieuse ». Quel est le sens de cette agonie? Pourquoi cette fin ironique du lieutenant Voss, le nazi anti-nazi? Est-ce une façon de suggérer que le contre-discours le plus argumenté est voué à l’inefficacité, à l’évanescence? Que les « scientifiques » nazis, avec leurs thèses aberrantes sur la supériorité et l’infériorité de telle ou telle race, prendront le dessus? Ce langage quasiment d’outre-tombe qui « ne disait rien » et qui « n’exprimait que sa propre disparition »  (p. 459) désigne-t-il la fragilité intrinsèque de la voix d’opposition? Peut-être, mais il n’empêche que celle-ci a eu l’occasion de s’exprimer et de déstabiliser Max Aue tout en trouvant un écho favorable dans l’esprit du lecteur[7].

Ce qui est sûr, c’est que le discours apparemment monologique de Max Aue est en fait traversé et contrecarré par des voix autres qui transforment le roman en un vaste espace polyphonique. Voilà ce que les critiques du roman n’ont pas pu ou pas su voir: la présence de ces voix discordantes, quand bien même elles sont minoritaires et voués à la disparition, représentent, dans le texte, la voix critique de l’auteur implicite représentant celle du lecteur d’aujourd’hui qui ne risque guère d’être entraîné sur la voie du révisionnisme en lisant ce roman.

 

Un narrateur fiable ?

Les exemples que je viens de citer de délégitimations et de contre-discours concernent des nazis autres que le narrateur. Qu’en est-il de Max Aue même ? Sa parole fait-elle l’objet d’un discrédit qui échapperait au narrateur et qui serait l’indice d’une intervention critique de l’auteur ? Est-il, en d’autres termes, un narrateur non-fiable ? Susan Suleiman a argumenté que la nouveauté des Bienveillantes réside dans le fait que Jonathan Littell a attribué à un personnage de bourreau la fiabilité historique, et que son témoignage, dès lors, peut prétendre à un statut moral[8]. Ceci est certainement vrai à un premier niveau : le protagoniste transmet des informations historiques correctes et vérifiables. Elles le sont d’autant plus que, comme on l’a souvent remarqué, Max Aue, transformant l’Histoire en mémoire[9], est bien renseigné sur les grands modèles d’explication du nazisme, de Arendt jusqu’à Browning en passant par Theweleit et Hilberg, parmi d’autres.

Max Aue est donc, à première vue, fiable – il rapporte ce qu’il voit et par son ethos ambivalent de nazi quelque peu en marge du système, le lecteur est tenté de lui faire confiance jusqu’à un certain point. Cela dit, il y a des aspects de la personnalité de Max Aue qui tendent à disqualifier son point de vue et ses discours. Remarquons, pour commencer, qu’il arrive au narrateur lui-même de référer à sa mémoire défaillante. Ainsi, il ne se souvient pas du fait que Thomas a été blessé à Stalingrad, ou du moins, ce souvenir-là, « je l’avais rangé au fond de ma tête, au grenier des hallucinations et des rêves » : tout se mélange et Aue en est parfaitement conscient puisqu’il conclut « j’avais subitement l’impression de ne plus pouvoir être sûr de rien » (p. 990). Comment, dans ces conditions, le lecteur pourrait-il lui accorder sa confiance ? D’ailleurs, l’épisode de Stalingrad constitue, on le sait, une césure dans le roman : la balle qui lui a traversé la tête induit un changement de personnalité du protagoniste. C’est en effet à partir de là que les hallucinations du personnage prennent le dessus, de sorte qu’il faudrait peut-être proposer la distinction entre un Max Aue fiable jusqu’à Stalingrad, et non-fiable après[10].

Un autre problème, dans cette perspective, concerne la revendication par le narrateur, exprimée dès le chapitre d’ouverture, de son statut d’homme ordinaire, inspirée manifestement par les travaux de Christopher Browning. Revendication qui prend à contre-pied le lecteur. Car si celui-ci, en entamant sa lecture du roman, est en droit de s’attendre à une illustration romanesque de la thèse sur les « ordinary men », la suite montre que cet intellectuel nazi n’a rien d’ordinaire. Le lecteur, à un moment donné, décroche : il ne se sent plus concerné, avant tout, par un personnage dont la vie sexuelle, inspirée par l’excès bataillien[11], lui paraît trop en dehors de la norme ; et il ne se sent pas concerné non plus par un individu qui, en dehors même de ses responsabilités dans le cadre de la Shoah, assassine sa mère et son beau-père ainsi que, dans la toute dernière partie du roman, quelques personnages secondaires, jusqu’au meurtre final de son meilleur ami, Thomas, afin de sauver sa peau. Tout cela ne contribue pas à étayer la stature morale du personnage ni, dès lors, à garantir la fiabilité de son statut de narrateur. Tout se passe comme si Jonathan Littell ne s’était pas décidé : Max Aue est-il un « homme ordinaire » dans le sens de Christopher Browning ou, tout bien pesé, une nouvelle incarnation du stéréotype du nazi pervers et monstrueux ?

Bref, si la parole du protagoniste est fiable à un premier niveau – celui de la transmission des faits historiques –, on doit se demander si, à un second niveau, le discrédit qui entache sa personnalité sexuelle et morale ne contribue pas à disqualifier l’ensemble de sa prise de parole. Sa non-fiabilité essentielle réside dans l’évolution du personnage ainsi que dans la contradiction entre sa parole et ses actes, sa rhétorique de l’homme ordinaire étant subvertie par ce qu’il nous raconte concernant le déroulement de sa vie. Peut-être, au bout du compte, faut-il parler de ce narrateur complexe en termes de fiabilité variable – encore qu’une telle conception ne s’accorde pas avec la disposition du lecteur à considérer le personnage comme une totalité, du moins en régime réaliste.

 

Un espace de lecture inconfortable

J’ai annoncé une interprétation éthique. Dans le cadre des Bienveillantes, cela implique la prise en compte de la tension qui s’instaure entre les voix des nazis mis en scène et celle, implicite, de l’auteur qui, par-delà ses personnages, s’adresse au lecteur. Cette tension, on l’a vu, produit des effets ironiques indiscutables qui suffisent à discréditer l’idéologie national-socialiste : Les Bienveillantes n’est donc pas un roman dangereux, au contraire, sa fonction de mise en garde est patente. Le seul problème concerne le statut du narrateur même. Manifestement, Jonathan Littell a tout fait pour échapper au stéréotype unidimensionnel du monstre nazi, mais au prix d’incohérences flagrantes qui font que le degré de fiabilité de Max Aue est flottant. Certes, la « fiabilité variable » n’est pas un concept satisfaisant en lui-même. Mais peut-être nous apprend-il quelque chose sur le rapport que nous pouvons avoir, plus de soixante ans après la fin des hostilités, avec le nazisme. Les Bienveillantes est le symptôme d’une évolution dans la perception du bourreau national-socialiste : si les romans antérieurs donnant la parole à de telles figures tendaient à valoriser l’image du monstre – qu’on pense à Rudolf Lang alias Höss –, le roman de Jonathan Littell semble vouloir faire une place à la thèse de l’homme ordinaire sans pour autant abandonner entièrement la figure malfaisante du nazi. Cette hésitation instaure un espace de lecture se déployant, comme c’est le cas dans La mort est mon métier, entre les pôles de l’altérité et de la proximité : le malaise du lecteur provient du fait qu’il est tiraillé, confronté tantôt à l’altérité irréductible (mais tout compte fait rassurante) du narrateur, tantôt à son voisinage inquiétant. C’est précisément cette position inconfortable qui peut rendre compte de la virulence des polémiques qu’a suscitées ce roman.

Paul-Eric Blanrue, Les Malveillantes. Enquête sur le cas Jonathan Littell, Paris, Scali, 2006, p. 104.

Florent le Bot, « L’effroi au fond de la forêt. Sur Un château en forêt, Les Bienveillantes et autres docufictions », in : Le Banquet. Revue politique, n° 25, août-septembre 2008, p. 93.

Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006, Folio n°4685, p. 237.

Voir The Authoritarian Personality, New York, Harper, 1950.

Annick Jauer, « Ironie et génocide dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell », www.fabula.org/colloques/document982.php (publié le 18 juin 2008).

« Certaines choses pouvaient être démontrées, mais d’autres devaient simplement être comprises ; c’était aussi sans doute une question de foi » (p. 440).

Que penser, par ailleurs, du fait que le lieutenant Voss, ce critique sévère du nazisme, ait reçu le nom de la rue berlinoise où se situait la Reichskanzlei, le quartier-general de Hitler – à l’angle des Wilhelm- et Vossstrasse ? Autre clin d’œil de l’auteur ?

« The combination of participant status as a perpetrator with historical reliability, and with what I call moral witnessing, which Aue possesses, is a new phenomenon in fiction ».  Cela dit, Suleiman avoue dans sa conclusion que la question de la fiabilité de Max Aue n’est pas entièrement élucidée: « I am still struggling with these questions ». Voir « When the Perpetrator Becomes a Reliable Witness of the Holocaust: On Jonathan Littell’s Les bienveillantes ». In: New German Critique 106, Vol. 36, n°1, Winter 2009, p. 5 et 18.

Comme l’a signalé Claude Lanzmann, cité par Susan Suleiman, o.c., p. 7-8.

Cette évolution s’accompagne d’un déplacement du centre de gravité thématique, la première partie du roman étant davantage axée sur l’Histoire, la seconde sur la vie intime du personnage. Je suis redevable à Naomi Beeldens pour ces réflexions sur l’évolution du personnage.

Voir Liran Razinsky, « History, Excess and Testimony in Jonathan Littell’s Les Bienveillantes », in: French Forum, Fall 2008, Vol. 33, n° 3, p. 69-87.

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