Déconstruire la relation naturelle entre corps et voix

Entretien avec Guy Cassiers

Pendant l’écriture des Bienveillantes, Jonathan Littell a écrit Le Sec et l’Humide, autour de la figure du fasciste rexiste belge, Léon Degrelle. Le sec, ou la verticalité de l’idéologie, fasciste face à l’humide, ou la boue du communisme, selon l’idéologie et les termes de Degrelle. Un conférencier nous raconte aujourd’hui la campagne de Russie et la fuite en Espagne du fasciste représenté par des archives sonores. À mesure qu’il avance dans son exposé, l’identification du chercheur à son sujet va grandissant et, dans une confusion croissante entre l’Histoire et le présent, celui qui raconte devient peu à peu l’objet de son récit…

 

Un entretien avec Guy Cassiers.

Lorsque l’Ircam vous a convié à cet atelier In Vivo Théâtre, saviez-vous déjà que vous alliez travailler sur Le sec et l’humide de Jonathan Littell ?

L’œuvre de Jonathan Littell m’accompagne depuis un moment, mais j’avoue que je ne savais pas, en venant à l’Ircam, ce que nous allions y faire. L’Ircam m’a justement invité pour trouver un sujet à explorer ensemble. Je suis arrivé sans idée préconçue. Lors de ma première visite, on m’a exposé les recherches en cours et fait la démonstration de tous les outils. C’est là que j’ai fait le lien avec Le sec et l’humide de Jonathan Littell.

La musique m’intéresse beaucoup dans le cadre de mes mises en scène, mais ce qui m’a séduit ici, ce n’était pas de travailler avec la musique, mais sur la langue et la voix. Lorsque j’ai découvert les outils d’exploration de la voix développés par l’Ircam, j’ai tout de suite compris de quelle manière ils pouvaient m’aider à réaliser mon projet.

Un outil en particulier m’a passionné : celui qui permet de restaurer la voix d’un personnage historique, à partir d’échantillons originaux. Plus qu’une restauration, d’ailleurs, c’est une recréation, puisqu’on peut lui faire dire des choses qu’elle n’a jamais dites. En outre, nous pouvons, grâce à un dispositif de « suivi de voix », mettre en relation cette voix recréée avec une voix d’aujourd’hui, dans un même espace acoustique.

 

En quoi cet outil est-il essentiel à la réalisation de ce projet ?

Tout simplement parce qu’il nous offre la possibilité de déconstruire la relation naturelle entre corps et voix — une relation que j’aime explorer dans mon travail du théâtre.

Dans son essai Le sec et l’humide, écrit alors qu’il est en pleines recherches pour Les Bienveillantes, Jonathan Littell s’empare des thèses sur le fascisme développées par le philosophe allemand Klaus Theweleit, appliquées au cas de Léon Degrelle, fasciste belge qui s’engagera dans la Waffen-SS. Il étudie notamment la manière dont la langue peut façonner une vision du monde pour donner naissance à une réalité et à une identité — en l’occurrence une identité fasciste.

Le spectacle met donc en scène un chercheur, un historien, donnant une conférence sur Léon Degrelle — dont il cite les écrits de manière extensive. Au commencement, les deux personnages sont bien distincts : le conférencier et son sujet, le blanc et le noir. Les deux voix sont clairement identifiables — celle de Degrelle nous parvenant par le biais d’archives sonores ou filmiques, ou de discours recréés grâce aux techniciens de l’Ircam. Doucement, pourtant, l’historien commence à se prendre d’affection pour son sujet, à s’identifier à lui.

 

Comme une forme de syndrome de Stockholm du chercheur ?

Subrepticement, la voix du chercheur se métamorphose, glissant insensiblement vers celle de Degrelle — pourtant complètement différente. Bientôt, les deux voix n’en sont qu’une, qui n’est ni celle du chercheur, ni celle de Degrelle. Tout est gris. L’ambiguïté envahit la scène : qui parle ? Qui est qui ? En s’appropriant le discours de Degrelle. en se perdant dans sa langue, le chercheur devient-il à son tour fasciste ? Et le spectateur dans tout ça ? Ne risque-t-il pas de suivre le même chemin vers cette zone grise ?

C’est l’idée derrière toute l’œuvre de Littell : un fasciste — que ce soit un Léon Degrelle ou un Max Aue (le protagoniste des Bienveillantes) — sommeille en chacun de nous, qu’une situation adéquate peut réveiller. C’est ce danger que nous voulons rendre palpable dans l’espace du théâtre.

 

Vous ne vous concentrez pas seulement sur la voix, mais travaillez également sur la vidéo.

On explore en effet en vidéo les mêmes idées de métamorphose que pour la voix. Dans le cadre de sa conférence, le chercheur utilise un vidéoprojecteur pour projeter images et films. Les éléments visuels et portraits de Degrelle vont là encore glisser graduellement, déconstruisant le lien entre la voix et la physicalité de l’acteur en scène, jusqu’à rendre impossible l’identification du personnage à l’image.

 

Vous avez choisi un comédien bien particulier, puisque Filip Jordens s’est fait connaître en réincarnant Jacques Brel.

Filip Jordens peut véritablement « incarner », voire imiter, un personnage. Iil parle de surcroit très bien le français — ce qui était un prérequis. Sa responsabilité est grande, puisqu’il doit se métamorphoser progressivement en Degrelle.

 

Jonathan Littell intervient-il dans l’élaboration du spectacle ?

Il m’a généreusement donné tous les droits et son aide a été précieuse dans le travail de recherche préalable, pour réunir les archives qui seront utilisées au cours du spectacle. Dans le même temps, il m’a clairement dit qu’il ne voulait pas intervenir. Il a écrit ce qu’il voulait écrire, et l’assume pleinement. Mais le spectacle ne lui appartient pas : il nous fait toute confiance, et ne veut pas prendre de responsabilité sur un objet autre que son roman.

 

Dans votre prochain spectacle, autour des Bienveillantes, utiliserez-vous les outils de l’Ircam, et cet outil là en particulier ?

Bien sûr ! Nous avons la possibilité, grâce aux fantastiques techniciens de l’Ircam, d’explorer des concepts que je n’aurais jamais pu aborder seul à la Toneelhuis d’Anvers. Tout ce travail enrichit énormément à la fois mon imaginaire et ma boite à outils. Certaines des idées que nous développons ici se retrouveront donc sans doute dans le travail des Bienveillantes, et même dans mes spectacles à venir. Cette générosité est une grande force de l’Ircam, qui nous ouvre un espace de recherche tout en suscitant des rencontres artistiques, qui perdureront au-delà de l’Ircam même.

 

Vous dites que la musique n’est pas le sujet central de ce projet, mais vous avez par le passé mis en scène des opéras, et travaillé dans le domaine du théâtre musical : comment envisagez-vous la musique dans votre travail de la scène ?

Pour moi, la musique est capable d’exprimer ce que les mots, le théâtre ou la danse, sont incapables de dire. Au reste, travaillant énormément avec la vidéo, la musique est pour moi d’une grande importance.

Collaborer avec des musiciens m’intéresse également car leur jeu ne concerne pas uniquement leur instrument, mais aussi leur corps. Faire se rencontrer musiciens et comédiens est très stimulant pour l’un comme pour l’autre, et ce dialogue est pour moi essentiel.

J’aime beaucoup la mise en scène d’opéra avec la musique classique — je vais bientôt travailler sur un opéra de Cavalli — et j’adore travailler avec des compositeurs d’aujourd’hui, ce que j’ai fait avec Kris Defoort par exemple. Je suis en ce moment en discussion avec Luca Francesconi : nous avons le projet de créer concomitamment livret, mise en scène et partition. L’expérience de bâtir ensemble un spectacle, avec au centre la musique, m’enthousiasme au plus haut point.

 

Propos recueillis par J.S.

 

 

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